Pour comprendre et expérimenter ce qi, il nous faut regarder les mots dans lequel on retrouve ce caractère. Ainsi on retrouve ce mot dans des contextes aussi différents que celui de la météorologie, du rapport entre les hommes, du lien entre l’homme et son univers tant intérieur qu’extérieur. Par exemple, le temps qu’il fait s’exprime par le mot tianqi (天氣). Ces deux caractères assemblés désignent la forme continuellement changeante que prend le qi dans le ciel. Nous trouvons aussi le mot désignant la colère shengqi (生氣) désignant à la fois la vie et son excès. Le lien avec l’autre n’est pas en reste. Par exemple, le terme keqi (客 氣) signifie tout à la fois l’art de vivre en société, la politesse mais aussi le fait de savoir exprimer à l’autre ce qu’il convient ou ce qu’il a envie d’entendre. Enfin, nous pouvons citer l’air kongqi (空 氣) qui, entre vide et vapeur, doit pouvoir circuler correctement. Ces quelques exemples laissent percevoir que le qi, souffle-énergie vitale, circule dans un mouvement incessant de contraire, dans cet espace vide et plein, où le monde vivant interagit.

Ce souffle vital immatériel ne se laisse qu’expérimenter. L’homme chinois cherche à interagir avec son univers de manière à laisser ce mouvement des souffles se perpétrer. De cette perception découle toute la médecine chinoise et leur rapport au corps. L’acupuncture et les massages sont autant de façons de restaurer la fluidité énergétique, en pressant dans les lieux du corps où les souffles affleurent. Dans la plupart des rues à Taiwan mais aussi dans le monde chinois, il est très fréquent de voir des enseignes de salon de massage où l’on voit avec un pied dessiné à l’intérieur tous les organes du corps représenté. On aperçoit de temps en temps un mannequin sur lequel sont dessinés tous les méridiens par lequel le qi peut circuler. Car, s’il est immatériel, il a quand même des canaux de circulation. Le plus important étant que ces souffles s’alternent pour éviter un état pathologique. Celui-ci étant, pour la médecine chinoise, le moment où la circulation ne se fait plus.

La pratique des arts physiques chinois tels que le qigong (氣功) ou le taijiquan (太 極拳) conduisent eux-aussi ceux qui les pratiquent à accueillir et gérer les souffles. Le voyageur ne sera pas surpris au détour de ses pérégrinations dans le monde chinois de voir dans les parcs, le long des rues ou le soir dans les maisons quand les portes sont ouvertes d’apercevoir les chinois pratiquer des mouvements lents et conventionnés. Ces arts chinois, en apprenant à maîtriser le souffle et les énergies conduisent à retrouver le flux du dao (道). Le dao, voie et réalité ultime, ne se laisse pas enchaîner dans une argumentation logique. Bien plutôt, il se manifeste dans le devenir des dix mille êtres. Le Grand Ricci en parle comme « réalité suprême qui transcende les modalités sensibles et non sensibles de l’être ». Ineffable et immanent, il se laisse expérimenter d’une part par la pratique de la vertu (de = 德) et d’autre part par la présence (you = 有) et l’absence (wu = 無). Ainsi, l’homme retrouve son rythme et les mouvements mêmes de la nature. Disposition essentielle, car, comme le dit Laozi, la nature « tourne sans faute et sans usure ». Le cycle de la nature se donne dans une parfaite alternance entre la mort de l’hiver et la renaissance printanière.

Placé le qi au centre de la philosophie chinoise conduit à une conception aussi différente de la mort et de la vie. La mort n’étant plus la fin de la vie mais le passage dans un monde invisible cohabitant avec le monde visible. Les conséquences se laissent facilement apercevoir dans le quotidien. Le culte des ancêtres que l’on pratique au minimum une fois par an la veille du Nouvel An, à l’heure ou la vie renait avec l’arrivée du printemps (春節) mais aussi les offrandes matérielles comme l’argent et la nourriture, sont autant de façon de montrer cette proximité entre les mondes visibles et invisibles. Comme le note Cyrille Javary, pour les Chinois, « les morts ne sont pas coupés des vivants dans un fossé infranchissable ; à la différence de ce que prônent les religions du salut, les défunts sont toujours là, invisibles mais présents ».

Le qi, comme principe fondamental, conduit dans toutes les ramifications de la pensée chinoise. C’est dans ce mouvement que tout se dit et se donne, apparaît et disparaît, affectant l’ensemble de la pensée chinoise. Et me voilà à tracer mon signe de croix en étant conduit par l’autre au carrefour entre deux visions du monde, deux façons de comprendre le temps et la destinée, deux manières de voir la foi et l’expérience religieuse. Tout en ne sachant pas vraiment comment appréhender cette réalité intraduisible et échappant à la conceptualisation, elle demeure un lieu suggestif pour la pensée, la spiritualité et la théologie de l’Esprit.

 

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